Le grand naturaliste et biologiste qu'était Jean Rostand, le fils d'Edmond, l'inoubliable auteur de Cyrano de Bergerac, avait semble-t-il déjà réfléchi à la
question il y a plus d'une soixantaine d'années. Il y avait même répondu en écrivant cette pensée qui n'a pas pris une ride : "Nous serons aussi étonnés, plus tard, d'avoir eu des politiciens
pour maîtres que nous le sommes aujourd'hui d'avoir eu des barbiers pour chirurgiens". Le titre de cet article n'est donc pas aussi saugrenu qu'il n'y paraît. Il y a quelques jours, le
sociologue et philosophe Edgar Morin, proposait une tribune dans Le Monde qui commençait ainsi : "Hélas, nos dirigeants semblent totalement dépassés : ils sont incapables aujourd'hui de
proposer un diagnostic juste de la situation et incapables, du coup, d'apporter des solutions concrètes, à la hauteur des enjeux". Ce constat, dressé par un homme qui durant toute sa vie
d'universitaire a toujours clairement affiché son positionnement à gauche, ne rejoint-il pas plus ou moins la sentence de Jean Rostand ? A savoir, dans un langage plus trivial : mais à quoi
peuvent-ils bien servir ces hommes et ces femmes politiques "dépassés", "incapables" et, apparemment, uniquement au service de leurs propres intérêts ?
Edgar Morin, dont on peut par ailleurs critiquer, comme certains le font, parfois sévèrement, le verbiage complexe qui, au-delà des flots de mots censés illustrer
des concepts "en veux-tu, en voilà", n'a jamais débouché sur du concret - n'est-ce pas après tout ce que nous attendons tous, du concret ? - ajoute dans sa tribune : "Tout notre passé, même
récent, fourmille d'erreurs et d'illusions, l'illusion d'un progrès indéfini de la société industrielle, l'illusion de l'impossibilité de nouvelles crises économiques, l'illusion soviétique et
maoïste, et aujourd'hui règne encore l'illusion d'une sortie de la crise par l'économie néolibérale, qui pourtant à produit cette crise. Règne aussi l'illusion que la seule alternative se trouve
entre deux erreurs, l'erreur que la rigueur est remède à la crise, l'erreur que la croissance est remède à la rigueur". Le mot "illusion" évoque aussitôt celui d'illusionniste. Les hommes et
les femmes politiques ne seraient-il, pour la plupart, que des illusionnistes dont l'unique mission est de calmer nos envies légitimes à coups de promesses jamais tenues pour l'immense majorité
d'entre elles ? Dans ce cas, quelle est en effet leur utilité pour la majorité d'entre nous ?
Il est intéressant de noter que tous parlent néanmoins de changement, de nécessité de ce changement. Prenez l'Education Nationale. Cela fait des décennies que des
réformes se succèdent avec, justement, pour objectif, de changer l'enseignement. Cela dit, dans la pratique, des réformes balbutiantes, n'ayant même pas eu le temps de faire leurs preuves, sont
balayées par de nouvelles réformes, tout aussi balbutiantes, qui, elles-mêmes, ne tarderont pas à passer à la trappe. L'art de distiller subtilement une atmosphère de changement, de faire croire
qu'il se passe vraiment quelque chose, alors que dans la réalité rien ne change, du moins pour l'essentiel. On pourrait également parler de cette grande tarte à la crème qu'a été l'autonomie des
universités, une réforme qui a conduit à l'émergence d'un "immense bordel", dont se félicite pourtant Valérie Pécresse, piètre ministre de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche sous
Sarkozy. Comme souvent en démocratie, on parle, on parle beaucoup, de changement. Ne nous a-t-on pas assuré en 2012 que "le changement, c'est maintenant". Ils y travaillent nos hommes et
nos femmes politiques et nous rassurent quotidiennement en nous affirmant qu'il arrive ce changement. Y'en a même qui nous disent qu'ils l'ont vu. Merde, illusionnistes mais aussi médium!
Le vrai changement ne devrait-il pas consister à rebâtir une société qui se fissure de partout, prend l'eau et laisse échapper une odeur pour le moins désagréable ?
Ah oui, il s'agit là sans nul doute d'un projet titanesque, utopique diront certains. Mais à quoi aurait servi d'écoper à la louche sur le Titanic ? Or c'est ce que se contente de faire le
personnel politique, qu'il soit de droite ou de gauche, tout en regardant fébrilement vers l'horizon si Dame Croissance ne va pas revenir un jour dans l'Hexagone. N'est-ce pas cela la véritable
utopie, de continuer à appliquer une pommade là où les métastases sont déjà si nombreuses ? Alors que nos hommes et nos femmes politiques arrêtent de parler de changement et se mettent à y
réfléchir sérieusement. Mais pourquoi s'y refusent-ils ? Sans doute parce que ce type de réfléxion les mènerait inévitablement à remettre en cause leur propre utilité. C'est là que se situe le
noeud du problème. On ne cesse de nous parler d'un nouveau monde en émergence, mais on nous propose d'y entrer et d'y participer avec de vieux concepts et schémas poussiéreux basés en particulier
sur la croyance en une croissance éternelle, sachant pertinemment que notre planète ne pourra jamais nourrir décemment 9 milliards d'hommes à l'horizon 2050 avec nos modes de consommation
actuels. Il est donc urgent de réfléchir à d'autres schémas pour l'avenir, schémas dans lesquels nos hommes et nos femmes politiques n'auront plus le rôle et les privilèges dont ils bénéficient
aujourd'hui. Ne les entendez vous pas, avec beaucoup d'autres, crier aussitôt à l'utopie, évidemment! Et nous, souhaitons-nous vraiment le changement, qui engage notre avenir, ou le replâtrage
habituel qui nous rapproche un peu plus de l'effondrement ?
Le Tribun en colère